C’est l’histoire d’un garçon grand comme la montagne. Si
grand que les nuages se coinçaient autour de son cou.
Un jour, il rencontra une fille belle comme la pluie. Elle
pouvait être douce et sentir la terre mouillée mais aussi creuser des ravins
dans la peau et lancer des éclairs par les yeux.
Le garçon grand comme la montagne ne savait pas danser. Un
soir, une dame si laide qu’on aurait dit une sorcière s’approcha de lui alors
qu’il dansait.
« Non, pas comme ça, tes bras ne sont pas en rythme
avec tes jambes ». Elle avait l’air d’avoir bu et était mal fagotée.
« Regarde » et elle lui prit les bras pour danser
avec lui. Il la fit tournoyer un moment puis finit par s’ennuyer et voulut
retourner auprès de ses amis.
La fille-pluie les avait vus au loin et, malgré la laideur
de la femme, bouillonnait de jalousie à l’intérieur.
La sorcière insista un peu pour qu’il reste, voulut lui
apprendre quelques pas, en rythme. Elle renonça devant la nonchalance du jeune
homme mais lui donna son numéro de téléphone en précisant qu’elle était
professeur et pourrait sûrement lui apprendre quelques ficelles.
Il accepta poliment puis finit la nuit sous l’eau.
C’est encore trempé au matin que, piqué par la curiosité, il
appela la danseuse.
Ils convinrent d’un café tous les deux, le soir même près de
Bastille.
Lorsqu’il la vit, il se rendit compte à quel point elle
était débraillée. Habillée de bric et de broc, à peine peignée, elle lui
adressa un large sourire lorsqu’elle le reconnut. Tandis qu’elle lui parlait de
danse, d’arabesques et de tchatcha, il l’écoutait silencieusement, répondant à
ses sourires et se demandant ce qu’il faisait là. Elle lui expliqua qu’elle
pourrait lui apprendre beaucoup, qu’elle avait été une grande danseuse et
qu’elle pourrait lui faire un prix d’ami. D’ami. Déjà.
Lui n’était pas tout à fait convaincu. Mais finalement c’est
une façon comme une autre de passer le temps.
La filleau ne comprit pas ses absences, commença à douter,
et comme toutes les jalouses du monde à penser qu’il y avait quelqu’un d’autre.
Elle ne pouvait rien dire, à cause du caillou dans la gorge qui poussait chaque
fois qu’il approchait. Ce caillou était là depuis le début ; il ne
laissait de place à la voix que lorsque
celle-ci faisait des blagues. « Oui aux plaisanteries, et non aux choses
sérieuses !» se disait-il joyeusement.
C’est alors qu’elle était condamnée à n’être que drôle aux
yeux de celui qu’elle aimait. Drôle et jolie, certainement, mais pas
intelligente, ni profonde, ni rusée.
Lui se contentait de tout ça, il ne voyait pas plus loin que
le bout de son nez et se disait qu’il avait bien de la chance d’être tombé sur
une fille aussi sympa. Qui ne lui disait jamais rien, qui le laissait faire ce
qu’il voulait et à qui il ne faisait pas de peine. Apparemment.
Il dansa, dansa, tant et si bien qu’il finit par apprendre
des tas de choses, à être finalement gracieux et viril, tantôt drôle, tantôt
sérieux à chaque mouvement.
La vieille vivait dans un appartement miteux, humide et sans
toilettes. Le papier peint se décollait par endroits et en regardant bien, des
têtards vivaient dans les recoins du plancher mou.
La vieille était cassée ; porte branlante, piano
désaccordé, moteur démonté. Elle crut le reconnaître plusieurs fois dans ses
mouvements mais, évidemment, à chaque fois ce n’était que le très grand homme.
Elle avait eu du chagrin mais ça faisait si longtemps déjà... Lorsque son frère
disparût, elle crût mourir avec lui. Il n’était pas de ce monde, jeune suicidé,
jeune pendu, quel gâchis ! Le premier chagrin d’amour fait des ravages se
souvint-elle. Elle ne comprit jamais, comme toujours avec ceux qui restent.
Tout allait très vite lorsqu’elle parlait, et, souvent, des
mots venaient perturber son discours. Ils n’avaient rien à voir avec l’ensemble
et s’échappaient comme des bulles d’air dans l’eau. Elle était très attachée à
la montagne et s’intéressait beaucoup à ses histoires de cœur. Elle n’avait
aucune envie de le voir partir et avait appris à faire très attention aux gens
amoureux. Par chance, il n’avait pas l’air de l’être…
Il lui manquait ; trop parfois pour pouvoir manger ou
rire. Elle pensait à lui comme on pense à un proche à l’étranger, en se disant
que, malgré le décalage horaire ou les mers qui nous séparent, il saurait qu’à
ce moment précis nous l’avons qui valse dans notre crâne. Elle lui parlait
souvent, de l’amabilité de la boulangère jusqu’à son admiration des très grands
animaux. Il était son guide dans cette petite vie, la faisait parler à voix
haute pour qu’elle se rende compte de ses inepties, parfois. Elle cherchait des
gens à aimer et avait trouvé chez la montagne la gentillesse et l’écoute dont
elle avait besoin.
La filleau ne tenait plus en place, elle avait beaucoup
attendu, trop sûrement, le caillou dans sa gorge se faisait lave. Elle pourrait
lui parler mais alors tout serait détruit.
Seule la vieille savait le toucher ; elle se décida
alors à la rencontrer.
Petit à petit, elles s’apprivoisèrent ; la vieille
sentait la détresse de l’eau qui devenait vapeur à trop réfléchir ; l’eau
quant à elle comprenait la douce force, l’équilibre précaire qui tenait la
vieille debout et la faisait danser.
« Je lui parlerai si tu veux », et la sorcière
rajeunissait à se prendre pour une marieuse, se souvenant de son adolescence à
n’avoir de cesse que de former des couples autour d’elle.
Alors, elle lui parla. Longuement. Voulut savoir ses
engagements, ses doutes et ses silences.
Il comprit vite ce que la vieille lui voulait. Il était las.
Ne comprenait-elle pas ?
Il ne voulait pas, ne pouvait pas. Il était très bien comme ça.
Seul.
Et c’est sans attaches, aucune, qu’il décida de partir. Fuir
cette ville pour une autre ; parce qu’il était seul et heureux et qu’il
comptait bien encore en profiter.
Bien sûr qu’il tenait à elles, il leur écrirait tous les mois.
Seul, il l’était à l’annonce de sa mort.